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Frédéric de Coninck: redécouvrir la spécificité de l’espérance chrétienne dans un monde en panne d’espérance

21 avril 2022

 

 

Frédéric de Coninck est ingénieur de formation. Il a enseigné de nombreuses années la sociologie à l’Université de Paris-Est. Un mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le journaliste Serge Carrel l’a reçu dans l’émission « Un R d’Actu » sur RADIO R, la radio musicale chrétienne de Suisse romande. L’occasion de faire le point sur l’espérance chrétienne dans un contexte de guerre en Europe. Entretien.

En 2022, l’humanité occidentale est en panne d’espérance. Dans votre livre « Être sel de la terre dans un monde en mutation » (1), vous invitez à prendre conscience des différents types d’espérance qui habitent ou qui ont habité nos contemporains. La première de ces espérances qui connaît la panne, c’est l’espérance dans le progrès…

Cette croyance dans le fait que le progrès est le moteur de l’histoire existe toujours chez certains, mais c’est de moins en moins entendu. Il y a très peu de gens aujourd’hui qui espèrent vraiment que nous allons vers quelque chose de mieux. La menace écologique montre que cette croyance qui s’appuyait sur les progrès techniques et matériels pose de nombreux problèmes et que les innovations techniques ont certes du bon, mais qu’elles posent aussi beaucoup de problèmes. Cette naïveté par rapport à l’innovation scientifique et technique a disparu. Beaucoup sont attachés à leur situation matérielle, mais ils n’espèrent pas vraiment que leur sort va s’améliorer. Certains sont d’ailleurs dans des situations de « descente sociale » et voient leur situation économique et sociale plutôt menacée. De ce point de vue-là, nombre de contemporains n’attendent pas grand-chose d’une évolution spontanée de la société et de l’économie. Une fois que l’on n’a plus d’espoir à ce niveau-là, que reste-t-il ?

L’idéologie politique apparaît-elle à certains comme une sorte de succédané à cette panne d’espérance ?

C’est tout à fait évident. Pour nous, ça fait bizarre. Pour des gens qui vivraient au XVIIIe siècle, c’est à peu près le monde qu’ils connaissaient. En fait, c’était l’époque où les nations européennes se dressaient les unes contre les autres, chacune essayant d’augmenter son pouvoir. Après cela, il y a eu les conquêtes coloniales. Une fois que les pays avaient acquis un certain pouvoir, ils essayaient de continuer à augmenter leur puissance ailleurs. Ce n’était pas seulement pour des raisons économiques. Dit comme cela, cela paraît un peu absurde, mais il s’agissait, pour le plaisir, d’être le plus grand. Enfin, pour reprendre une image pacifique, c’est un peu comme quand un pays gagne la Coupe du monde de football, on est content !

« On est les champions ! »

C’est ça… et puis bon on est content !

On retrouve aujourd’hui cette « espérance politique » dans la Russie de Vladimir Poutine, mais aussi dans d’autre pays : dans le Royaume-Uni qui est sorti de l’Union européenne…

Oui, tout à fait ! Le Royaume-Uni ne s’est jamais remis de la perte de son empire colonial. À un degré moindre, il en va de même pour la France. Lors de l’élection présidentielle, nombre de votes étaient nostalgiques. Un candidat a même clairement fait de la nostalgie son fonds de commerce.

Dans votre livre « Être sel de la terre dans un monde en mutation », vous opérez une déconstruction de toutes les espérances qui marquent notre réalité aujourd’hui. Vous le faites à partir de l’espérance chrétienne telle qu’elle est véhiculée dans les textes apocalyptiques du Nouveau Testament. Quelle est sa spécificité ?

Les textes apocalyptiques chrétiens reprennent en partie l’héritage des textes apocalyptiques juifs. Dans l’apocalyptique juive, il y avait l’espoir que le Royaume d’Israël allait retrouver sa grandeur…

On retrouve cette espérance politique, cette aspiration à être « great again », à être grand à nouveau !

En fait dans les apocalypses chrétiennes – puisqu’il y a des petits récits apocalyptiques dans les évangiles aussi – il s’agit plutôt d’essayer d’arriver à une autre manière de vivre ensemble, à une autre manière de construire une fraternité de tous les peuples. Cela ressort bien dans l’Apocalypse de Jean par exemple : « Après cela, je vis une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer. C’étaient des gens de toute nation, de toute tribu, de tout peuple, de toute langue. Ils se tenaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de tuniques blanches et ils avaient à la main des branches de palmiers. Ils proclamaient d’une voix forte : Le salut appartient à notre Dieu qui siège sur le trône, et à l’Agneau » (Ap 7.9-10).

Il y a là l’idée que l’on va construire quelque chose ensemble, qui déborde les frontières des nations. Cela concerne la manière dont on vit les uns avec les autres et dont on vit devant Dieu. Dans les évangiles, l’amour de Dieu et l’amour du prochain obéissent au même ressort. Donc ou bien on s’intéresse à Dieu comme quelqu’un de vraiment autre qui a quelque chose à nous dire, ou bien on pense que Dieu est là pour nous aider à gagner plus de puissance et plus de richesses. Cette manière de voir les choses existe encore aujourd’hui…

Y compris dans les milieux chrétiens !

Tout à fait ! Certains chrétiens comprennent que Dieu va les couvrir de bénédictions, puisqu’ils ont la foi. Ils affichent une forme de commercialisation de Dieu, duquel ils attendent des biens… Dans l’Apocalypse de Jean, on avance tous ensemble avec la création d’un peuple qui a une autre manière de vivre ensemble. C’est cela l’espérance !

Vous invitez à déconstruire toutes les espérances politiques ou toutes les espérances dans le progrès technique ou économique et à focaliser notre attention sur une attente qui n’est pas matérielle, mais qui est une attente de Dieu, en nous découvrant les uns et les autres frères et sœurs…

Au début des évangiles, il y a le récit des tentations de Jésus (Lc 4.1-13). Les deux premières tentations ont partie liée. La première, c’est celle où le diable dit à Jésus : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne donc à cette pierre de se changer en pain. » Le diable dit à Jésus qu’il peut ordonner à la matière de se changer. Il y a là un rapport homme-chose. Dans la deuxième tentation, le diable dit à Jésus qu’il lui donnera le pouvoir sur tous les peuples de la terre s’il se prosterne devant lui et s’il l’adore. Souvent le rapport que les gens développent avec la nature ou avec la création est du même ordre que celui qu’ils développent avec les personnes. Si on a un rapport autoritaire avec les personnes, on aura aussi un rapport autoritaire sur la nature. Si on a un rapport respectueux à la nature et si on se rend compte qu’on ne peut pas tout faire avec la nature, on aura aussi un rapport respectueux avec les autres. Du coup, la question est : qu’est-ce que je peux faire avec l’autre s’il n’est pas ma chose, si je ne suis pas là pour le manipuler et en faire ce que je veux ? À ce moment-là, je suis censé l’écouter et essayer de faire quelque chose avec lui et ensemble. Nous entrons alors dans autre chose : la relation a une valeur en soi. C’est la relation en elle-même qui est intéressante et qui a de la valeur.

Dans votre livre, vous reprochez à plusieurs types d’espérance de nier une réalité fondamentale pour la foi chrétienne : le péché et le mal… qui, quoi que nous fassions, sont toujours attachés à nos baskets…

Dans le Nouveau Testament, il y a une vision tragique de l’histoire. L’humanité résiste à l’appel de Dieu à aimer le Seigneur et à aimer son prochain comme soi-même. C’est ce que raconte l’Apocalypse de Jean. L’histoire ne progresse pas d’évènement heureux en évènement heureux. Elle progresse plutôt de crise en crise. Nous ne sommes pas dans un monde rationnel où nous pourrions venir à bout des passions par la raison, ce qui est le rêve du rationalisme. Nous sommes dans un monde tragique où le péché, la domination de l’homme sur l’homme et l’agression sont des réalités persistantes face auxquelles nous ne pouvons pas agir directement. Nous ne pouvons agir qu’indirectement en développant d’autres logiques d’action. Les chrétiens ne doivent pas céder à ce tragique de l’histoire, mais justement apprendre à vivre dans l’histoire d’une autre manière. Voilà ce que développe l’Apocalypse : le mal, on n’en vient jamais à bout d’un seul coup. Dans l’Apocalypse, il y a une sorte de ressassement de la nécessité du combat. Il y a des situations qui reviennent sans cesse. L’histoire avance… un peu ! Mais elle avance à coups de ressassements. Les choses avancent, mais toujours au prix de souffrances, parce que la question au fond est de savoir si on peut instaurer un Royaume de l’amour par la force. C’est contradictoire dans les termes !

La foi chrétienne vient-elle déconstruire toutes ces espérances pour montrer que, dans la réalité de ce monde, l’espérance est toujours au-delà ?

Dieu intervient dans l’histoire, mais il est au-delà dans deux sens. Il est au-delà au sens où on l’entend d’habitude, par son altérité radicale, mais il est aussi au-delà parce qu’il agit d’une manière qui est au-delà de ce qu’on imagine ! En fait, il n’agit pas du tout comme on l’imagine, comme une sorte de superman qui « écrabouillerait » les opposants ou les méchants. Il ne vient pas de manière à frapper les regards. Son action, on ne la discerne pas forcément. Si on ne veut pas la voir, on ne la voit pas. Cela paraît toujours mieux d’avoir une solution à court terme et d’« écrabouiller » tous ceux qui nous gênent, mais ce n’est jamais le dernier mot de l’histoire.

Dans notre contexte de guerre en Ukraine, de ce que certains appellent le début de la Troisième Guerre mondiale, que peut-on espérer en tant que chrétiens ?

Quand on est dans le monde, on y est. En termes d’espérance séculière, nous sommes solidaires des autres et des pays où nous vivons. Il n’y a pas de raison de penser que nous allons échapper aux conséquences de la guerre, parce que nous sommes chrétiens. La question est plutôt de savoir en quoi nous pouvons essayer de faire entendre quelque chose de différent…

Aujourd’hui, qu’est-ce que les chrétiens devraient faire entendre de différent ?

Dans un conflit, une fois qu’il est déclenché, il est très difficile d’intervenir. Par contre, on sous-estime toujours ce qu’on pourrait faire avant et ce qu’on peut faire après. Après, on le fait un peu plus. Il y a la reconstruction et quelquefois on essaie aussi de reconstruire les relations entre les groupes sociaux qui se sont affrontés avec des armes. Ça se fait… Mais il y a beaucoup de choses auxquelles on pourrait réfléchir avant. Aujourd’hui, les chrétiens devraient réfléchir avant parce que la Troisième Guerre mondiale ne viendra peut-être pas – en tout cas j’espère qu’elle ne viendra pas de ce conflit en Ukraine… Par contre il y a une guerre qui est devant nous, c’est celle liée au changement climatique. À mon avis, nous sommes d’une passivité extraordinaire face à des enjeux dramatiques. Il y a des zones entières de la terre qui vont devenir inhabitables. Les habitants de ces zones devront se déplacer et on imagine facilement la suite… Il va y avoir une concurrence aiguë pour des biens matériels et cela va inévitablement déboucher sur des conflits. Il ne faut pas penser que le changement climatique c’est juste le fait qu’on va « crever » de chaud. Le changement climatique va créer des situations terribles et, aujourd’hui, c’est maintenant…

Dans ce contexte, il y a un véritable combat de la foi à mener, une sorte de combat spirituel à envisager…

Oui, il y a un combat spirituel à mener. Il ne faut pas penser que, parce qu’on dit « spirituel », cela se limite à des paroles. Bien sûr on peut prier, mais un combat spirituel, c’est aussi pratique. Aujourd’hui, il faut que l’on s’interroge sur notre dépendance à l’abondance matérielle. Dans beaucoup de sociétés, nous pouvons vivre confortablement… moins bien ! Nous ne sommes pas obligés de poursuivre notre quête du confort aussi loin que nous la poursuivons. Nous pourrions vivre très bien, en dépensant beaucoup moins d’énergie. Quand je suis né, chaque Français dépensait six fois moins d’énergie qu’aujourd’hui. Actuellement, nous ne vivons pas six fois mieux. En fait, nous avons une manière de construire la croissance complètement délirante. C’est aujourd’hui qu’il faut expérimenter une autre manière de vivre. Ça, c’est la source des conflits de demain.

Si vous aviez à dire en deux mots les valeurs que les chrétiens devraient incarner dans ce combat spirituel que vous mettez en avant, quelles seraient-elles ?

Ces valeurs sont déjà dans l’Évangile quand on y prête attention. L’Évangile dit énormément de choses sur la fascination pour les richesses. Dans la dizaine de chapitres de l’évangile de Luc qui concernent la marche de Jésus vers Jérusalem (Luc 9.51-19.27), Luc développe ce qui pour lui fait le cœur de la vie chrétienne : la question de la richesse et de l’argent. Il y revient de manière obsessionnelle ! Pendant ces 10 chapitres, il est question de sujets sexuels une fois, et encore par des brèves mentions. Peut-être que nous pourrions nous inspirer de cette proportion dans nos propos aujourd’hui. Qu’est-ce qui fait la valeur de ce que nous vivons en 2022 ? À mon avis, nous sommes victimes de l’ambiance générale où ce qui fait la valeur de la vie c’est un projet de vie individualiste où on essaie d’accumuler le maximum de biens !

Donc, concrètement, vous nous invitez à une vie plus simple et plus dépouillée…

Oui ! Mais en sachant bien que la simplicité et le dépouillement, c’est une bonne nouvelle ! Ce n’est pas une corvée ! C’est quelque chose qui nous fait découvrir la vraie vie. Ce n’est pas une forme d’ascèse que s’infligent des pénitents. Redécouvrir de vraies valeurs, c’est bien ! C’est fort ! Et c’est libérateur !

Propos recueillis par Serge Carrel

Note

1 Frédéric de Coninck, Être sel de la terre dans un monde en mutation. Appel aux chrétiens du XXIe siècle, Charols, Excelsis, 2019, 312 p.

Écouter l’émission « Un R d’Actu » sur Radio R avec Frédéric de Coninck interviewé par Serge Carrel :