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« La force des femmes », le dernier livre de Denis Mukwege, Nobel de la paix 2018: une présentation

1 février 2022

« La force des femmes », c’est le titre du livre du Dr Denis Mukwege, « l’homme qui répare les femmes », qui est paru en septembre dernier dans la prestigieuse collection NRF de Gallimard. Immersion dans ce livre au travers de portraits de femmes. Denis Mukwege a reçu le Nobel de la paix en 2018. Il est aussi pasteur pentecôtiste et l’un des évangéliques les plus médiatisés de la planète.

 « Nous pouvons tous jouer un rôle pour aider à faire de ce monde un endroit plus sûr pour les femmes » (1). C’est la conviction qui habite Denis Mukwege, gynécologue-obstétricien à l’hôpital de Panzi à Bukavu, en République démocratique du Congo. Prix Nobel de la paix 2018, ce fils de pasteur pentecôtiste, lui-même aussi pasteur, a publié en septembre dernier « La force des femmes. Puiser dans la résilience pour réparer le monde » dans la prestigieuse collection NRF de Gallimard.

Des interactions avec des femmes

Dans ce livre (2), il montre au travers d’une série d’évocations de femmes combien sa vie s’est développée au travers de ces interactions. La première à être mentionnée, c’est sa mère qui, en 1955, a pris soin du petit Denis, probablement infecté par une septicémie, suite à un accouchement sans assistance médicale. Face au refus des dispensaires locaux de venir en aide à un fils de pasteur, une femme missionnaire suédoise emmène le bébé mourant dans un dispensaire bienveillant, et obtient les doses d’antibiotiques nécessaires à la survie de l’enfant.

Après sa formation, Denis Mukwege fait ses premiers pas en tant que médecin dans un hôpital géré par la Mission pentecôtiste suédoise au Congo, à Lemera, à 70 kilomètres au sud de Bukavu. Tout de suite, il est confronté à une crise majeure : la condition des femmes qui accouchent en milieu rural au Congo. Il voulait devenir pédiatre, mais devant la mortalité et la précarité de ces femmes sur le point d’accoucher, il décide de se former en gynécologie obstétrique. Il découvre également les ravages de la fistule obstétricale, qui rend incontinentes nombre de femmes dont l’accouchement s’est mal passé. Après une spécialisation en France, à Angers pour être précis, il revient en 1989 dans l’hôpital de Lemera en tant que premier gynécologue-obstétricien de la région.

Bernadette, la résiliente

En 1999, alors que l’hôpital de Lemera a été détruit par des militaires Hutus en fuite après le génocide rwandais de 1994, le Dr Denis Mukwege est sollicité pour une opération dans le nouvel hôpital en cours de construction à Panzi, dans la banlieue de Bukavu. Financé par la Communauté des Eglises pentecôtistes d’Afrique centrale, cet hôpital soigne une toute première patiente victime d’un viol collectif par des soldats rwandais. « Ils l’avaient plaquée au sol et violée. Face au corps martyrisé et à demi évanoui de la victime, le dernier (soldat) avait attrapé son pistolet et l’avait visée à l’aine… » (3). De fin septembre à décembre 1999, 45 femmes vont être prises en charge par le nouvel hôpital pour blessures à cause de viols. « Au début, la plupart des femmes venaient de Bukavu et des villages environnants. Toutes avaient été violées par des hommes armés – des soldats ou des rebelles… Quelques-unes avaient été volontairement blessées aux parties génitales. Les violeurs inséraient leur pistolet dans le vagin de leur victime avant d’appuyer sur la détente. D’autres avaient été pénétrées avec des bouts de bois, des objets tranchants ou du plastique brûlant » (4).

Bernadette a été victime d’un tel crime. Pour Denis Mukwege, elle est « l’incarnation même de la résilience ». Opérée à quatre reprises, cette jeune femme abandonnée des siens va terminer ses études secondaires, puis commencer une formation d’infirmière. Aujourd’hui, « elle passe des heures au bloc (de l’hôpital de Panzi) pour éviter la souffrance d’autres femmes. Avant et après les opérations, elle fait faire de la kinésithérapie à des survivantes pour les aider à reprendre de la force musculaire et à maîtriser leurs sphincters » (5). Comme le relève le gynécologue obstétricien, cette femme a su transformer sa tristesse en action.

Wamuzila : faire plus que soigner les blessures

Denis Mukwege relate aussi l’histoire de Wamuzila. Cette jeune fille de 17 ans croise la route du médecin en 2002. Elle vient de la région de Shabunda, à 200 kilomètres à l’ouest de Bukavu. Enlevée de nuit dans son village en 2001, elle est violée par des soldats des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda. Esclave sexuelle de cette milice, elle tombe enceinte. Elle accouche dans un campement en pleine forêt, mais ne parvient pas à expulser son bébé, qui reste coincé au niveau de la tête. Les difficultés lors de l’accouchement entraînent des lésions au niveau de ses organes génitaux. Amenée à Panzi par Médecins sans frontières, elle est opérée quatre fois par le Dr Mukwege. Après six mois, Wamuzila se remet bien de ses plaies. Elle participe à un court programme de formation pour acquérir des compétences dans la fabrication de savon à partir d’huile de palme et pour ouvrir une échoppe. Invitée à retourner dans son village, elle refuse, puis finalement accepte. Elle reviendra quelque temps plus tard à l’hôpital de Panzi, à nouveau victime de violences sexuelles et, cette fois, porteuse du VIH qui finira par l’emporter. Wamuzila « m’a aidé à comprendre que nous devions faire plus que simplement soigner les blessures et les traumatismes » (6), confie Denis Mukwege. S’ensuivra la construction de la Cité de la joie inaugurée en février 2011, dont le but est de permettre aux femmes victimes de violences sexuelles de devenir des vecteurs de changement dans leur société et de « transformer la souffrance en pouvoir » (7). A côté de la Cité de la joie, la Fondation Panzi construira aussi la Maison Dorcas, un lieu de refuge pour les femmes avec enfants nés d’un viol et pour celles dont les fistules sont incurables.

Witula : à 12 ans, elle terrasse un général

« Le premier pas, le plus important dans la lutte contre les violences sexuelles, c’est d’en parler » (8). Pour illustrer cette conviction, le Dr Denis Mukwege raconte l’histoire de Witula, 12 ans. Lors de la visite en mars 2006 d’un général responsable de la médecine légale du tribunal militaire de Kinshasa, une cinquantaine de femmes sont rassemblées dans un hangar pour témoigner de leur vécu. Après quelques récits de femmes victimes d’agressions, la petite Witula se lève et raconte qu’alors qu’elle se trouvait dans les champs avec sa mère, des miliciens des FDLR l’enlèvent et la violent. « Witula ignorait combien d’hommes l’avaient violée. Le dernier lui avait donné un coup de lame dans l’appareil génital… On voyait désormais des larmes couler sur les joues du général » (9). Ce militaire, tant son émotion est grande, chancelle et finit par perdre connaissance. « Nous avions tous été témoins de la démonstration du pouvoir des mots. En récusant son statut de « pauvre victime » dans un village agricole à l’écart de tout, Witula avait fait flancher cette gigantesque stature avec la force de son témoignage » (10). Cette expérience invite le médecin à sortir de son rôle de soignant uniquement et à devenir l’ambassadeur de ses patientes « pour faire porter leurs histoires aussi loin que possible ». Ce sera l’occasion pour lui d’aller à l’ONU à New York afin d’y plaider la cause des femmes victimes de violences sexuelles et à Oslo afin d’y recevoir le prix Nobel de la paix en 2018.

Une fillette de quatre ans

Dans les premiers mois de 2014, de très jeunes filles arrivent à l’hôpital de Panzi. « Le coup de grâce, ça a été une fillette de quatre ans avec de gravissimes blessures recto-vaginales. C’était à faire vomir et à vous fendre le cœur – ça dépassait mon entendement » (11). Vu que toutes ces fillettes proviennent du même endroit, le village de Kavumu, le Dr Denis Mukwege décide de se rendre sur place sous la protection de ses gardes du corps de l’ONU, en compagnie de représentants de la justice de la région. Cinq cents personnes assistent à la rencontre. « Le problème, explique le médecin, c’était l’absence totale de justice effective… Les abus sexuels prolifèrent dans le silence, mais également quand les hommes sont libres d’agir en toute impunité » (12). Il existait déjà à Panzi un service juridique qui permettait aux victimes de violences sexuelles de déposer plainte devant la justice, mais cela se révélait la plupart du temps de peu d’efficacité.

A l’issue de la rencontre, certains participants s’approchent de Denis Mukwege et lui glissent le nom du chef de la milice qui fomente de telles exactions. Il s’agit de l’homme politique et chef de guerre Frédéric Batumike, membre de l’assemblée du Sud-Kivu. Perçu par beaucoup comme inattaquable, il sera malgré tout traduit en justice et condamné en décembre 2017 par une haute cour militaire. « Pour la première fois au Congo, un législateur en exercice était condamné pour les crimes commis par sa milice ; pour la première fois aussi une condamnation pour violences sexuelles était assimilée à un crime contre l’humanité par une cour nationale » (13). Après 5 ans de terreur, les viols se sont arrêtés soudainement dans la région de Kavumu !

L’impunité pour violences sexuelles n’est pas propre au Congo. Dans de nombreux pays y compris occidentaux, il est très difficile pour des femmes violées de faire valoir leurs droits et de faire condamner leurs agresseurs. L’avocat de la cause des femmes souhaite que : « Partout où les hommes se conduisent comme « les pires de tous » les animaux, sur les champs de bataille ou dans les chambres à coucher, ils doivent avoir conscience qu’ils risquent de se retrouver face à un tribunal » (14).

***

« La force des femmes » se termine par l’évocation de l’importance de la reconnaissance publique dues aux femmes victimes de violences sexuelles. Ainsi que par la mise en avant du rôle clé du dédommagement pour leur permettre de reconstruire leur vie après de tels traumatismes. Le Dr Mukwege a lancé l’idée d’un fonds international pour les survivantes de violences sexuelles. Approuvé en 2019, ce fonds a été alimenté notamment par la France, l’Union européenne, le Royaume-Uni et la Corée du Sud.

Une éducation à une « masculinité positive » constitue aussi l’un des plaidoyers forts de la fin de ce livre. Pour Denis Mukwege, il importe d’éduquer les garçons sans recourir aux notions préconçues de masculinité comme la force, le pouvoir et la domination. Il doit leur être possible d’exprimer toute la gamme de leurs émotions, y compris celles plus « féminines » comme la compassion, la gentillesse, la sensibilité… En matière de relations sexuelles, il importe de rappeler aux garçons et aux hommes l’importance de la notion de consentement, contre toute « masculinité toxique » qui bafoue le respect dû aux femmes.

Dans le contexte de libération de la parole des femmes que nous connaissons aujourd’hui, « nous pouvons tous jouer un rôle pour aider à faire de ce monde un endroit plus sûr pour les femmes. Apporter notre soutien. Briser le silence. Rejoindre ou aider un collectif. Faire pression sur nos élus et nos législateurs. Et enfin, avoir un rôle d’éducateur » (15).

Serge Carrel

Notes
1 Denis Mukwege, La force des femmes. Puiser dans la résilience pour réparer le monde, traduction de l’anglais par Marie Chuvin et Laetitia Devaux, Paris, Gallimard, 2021, p. 392.
2 Il existe d’autres livres du Dr Denis Mukwege, notamment : Denis Mukwege avec Berthild Akerlund, Plaidoyer pour la vie, L’autobiographie de l’homme qui répare les femmes, Paris, L’Archipel, 2016, 300 p.
3 Denis Mukwege, La force des femmes. Puiser dans la résilience pour réparer le monde, p. 98.
4 Ibidem, p. 101.
5 Ibidem, p. 114.
6 Ibidem, p. 129.
7 Ibidem, p. 147.
8 Ibidem, p. 189.
9 Ibidem, p. 193-194.
10 Ibidem, p. 196.
11 Ibidem, p. 227.
12 Ibidem, p. 230-231.
13 Ibidem, p. 236.
14 Ibidem, p. 269.
15 Ibidem, p. 392.